Histoires de pubs, de médias et d'argent

Dès ses débuts sur le circuit, Agassi se fait remarquer. Pourquoi ? La question peut paraître anodine, voire insensée : par quoi un joueur se ferait-il remarquer si ce n'est par son jeu et ses résultats ? Pourtant, c'est bien cette interrogation - lancinante et blessante - qui reviendra inlassablement durant les premières années de la carrière d'Agassi : le Kid de Las Vegas est-il un véritable joueur de tennis ou n'est-il qu'un pur produit du rêve américain fabriqué de toute pièce par la publicité et les médias ? Du "punk-rebelle" d'hier au champion numéro un mondial d'aujourd'hui, entre spots TV et courts de tennis, l'histoire n'est pas simple. Mais elle est significative. Agassi symbolise la transformation du tennis et, plus largement, la mutation du statut du sport et des sportifs de haut niveau dans nos sociétés.

Retrouvez toutes les pubs d'Agassi dans la rubrique "Son look" !

Première partie : Du rêve américain au cauchemar médiatique

Entre Agassi et les médias, c'est l'amour vache. Encensé après ses premiers résultats, promis au plus bel avenir, ses faux pas lui coûtent très cher.
-->> Ou comment les médias sont désormais partie intégrante de la carrière des grands sportifs.

Deuxième partie : La performance sportive et/ou l'argent

Agassi est le premier joueur à signer des contrats énormes avec des sponsors. La pub lui fait gagner des millions de dollars, mais ne lui fait pas perdre son but principal : le tennis.
-->> Ou comment le sport devient porteur d'enjeux économiques majeurs… risqués pour le sportif.

Troisième partie : La valeur du sport... Quelle attitude pour quelles performances ?

Entre l'ambition de son père, les pressions médiatiques et publicitaires, Agassi a réussi à trouver un équilibre et à construire sa vie. Aujourd'hui, il semble serein. Il n'a pas tout sacrifié pour le tennis.
-->> Ou comment le sportif et l'homme ne font qu'un.

Conclusion : quand le sport change…

 


 

Du rêve américain au cauchemar médiatique

1988, Agassi joue à Roland Garros. La pluie commence à tomber. André se dirige vers les spectateurs. Il emprunte un parapluie, revient sur le court, la raquette dans une main, le pépin dans l'autre. Il est prêt à jouer ! Le début de la carrière d'Agassi est marqué par ce genre de frasques. Détente, relâche, bonne humeur, ce joueur n'est-il qu'un clown ? pourtant, son coup droit n'amuse pas vraiment ses adversaires. Agassi s'impose comme un véritable attaquant de fond de court, capable de laisser son opposant sur place à 5 mètres de la balle sur un seul coup ! Un nouveau type de jeu pour un jeu en quête de renouveau. On est alors à la fin des années 1980. Le tennis vit sur ses légendes, mais celles-ci commencent à vieillir. La froideur de Lendl, la mauvaise humeur de McEnroe ou l'inconstance de Connors commencent à lasser. Et, surtout, le tennis américain se cherche une relève. Mais les Sampras, Chang, Courier n'en sont encore qu'aux tournois juniors.

Les regards des médias, des sponsors et des midinettes du monde entier se tournent alors vers cet ado à la belle gueule et aux allures de pop-star. Agassi devient en quelque sorte l'homme providentiel. Celui qui sera susceptible de rajeunir la planète tennis tout entière, rien que ça. En 1987, Sports Illustrated titre : "le rêve de l'adolescent qui pourrait réveiller le tennis US". L'année suivante, la revue Tennis se demande : "le prochain géant US ?" L'histoire de ce fils d'immigré iranien plaît aux États-Unis. Les médias se l'arrachent et tentent d'analyser le phénomène. Les Américains s'approprient le nouveau héros, incarnation parfaite du rêve américain.

Mais, gare ! Aux dithyrambes et aux éloges peuvent suivre les pires infamies, car le héros est parfait ou n'est pas. Alors, dès 1989, lorsque les résultats d'Agassi ne sont plus aussi bons, l'Amérique semble se rendre compte que ce jeune joueur n'est peut-être pas l'homme parfait qu'elle s'était imaginé. Quelques matchs bâclés, quelques déclarations maladroites comme lorsqu'il vient de battre Connors à l'US Open et avoue avoir parié sur sa propre victoire... Il n'en faut pas plus. Agassi déçoit. Il dérange. Les louanges laissent place aux affabulations les plus totales sur sa vie privée qu'on dit dissolue, son amour pour les pizzas et le junk food, etc. Son look, ses cheveux longs, ses tenues flashy, ses incroyables contrats publicitaires, son jet privé, tout devient prétexte à critique.

Phénomène médiatique, enfermé dans son statut de star, on se demande si Agassi va pouvoir continuer d'exister sur un plan tennistique. On s'interroge : restera-t-il à jamais l'ex-futur prodige du tennis américain ? Ne nous méprenons pas. Ce "on", ce sont les médias, et particulièrement les médias américains. Voilà qu'ils brûlent vif celui qu'ils avaient glorifié à outrance peu de temps avant. Le serpent se mord la queue. Et son venin salit la carrière d'Agassi...

De l'exemple d'Agassi, un constat s'impose : à l'orée des années 1990, on comprend que les médias sont désormais incontournables pour les sportifs. Non que ceux-ci dépendent de ceux-là, pas plus qu'ils en soient le fruit ou n'existent que par eux. La théorie des effets puissants qu'auraient les médias sur le public a vécu. Mais, tout de même, les sportifs existent en partie à travers les médias. Leur "image" en dépend partiellement et l'image du sportif devient une image de marque. Ce qui est rassurant, c'est que même une image donnée comme négative peut être retournée. Voilà Marcelo Rios qui ne décroche pas un mot aux journalistes, reste froid face à leurs questions qui sont parfois - il est vrai - d'une profondeur rare. Ceci ajouté à un comportement nonchalant voire chambreur sur le court font de lui le nouveau "bad boy" du tennis mondial. Conséquence, chez Nike qui l'a repris à Adidas, c'est un grand "ouf" de soulagement. Peu importe qu'il soit vraiment ou non un mauvais garçon, depuis qu'Agassi s'est rangé, il manquait un joueur sur ce créneau-là !

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La performance sportive et/ou l'argent

Cependant, la question principale reste : Agassi mérite-t-il le lynchage médiatique dont il est souvent victime à la fin des années 1980 ? Sa carrière connaît des hauts et des bas, certes. Mais est-il en faute pour autant ? Est-ce condamnable ? Est-il un seul champion qui n'ait connu de période creuse ? Aucun. Oui, mais voilà, c'était à une autre époque ! Au début des années 1990, les choses changent. On parle de tennis show-biz. Le strass, les paillettes et surtout l'argent débordent sur le sport. Les grands sportifs sortent du cadre strict du sport pour devenir des idoles, des stars, des phénomènes médiatiques et des enjeux commerciaux énormes.

Chez Nike, l'idée est claire : l'image d'Agassi doit permettre de séduire les tennismen en herbe. Son fameux short en jean se vend tellement bien que la société peine à satisfaire à la demande. Du côté des fournisseurs de raquette, c'est la bousculade : Prince, Kennex, Donnay et d'autres font des pieds et des mains pour obtenir les faveurs du Kid. C'est finalement Donnay qui remporte la mise. Le contrat est faramineux : à la fin des années 1980, Agassi est le seul joueur dont le contrat dépasse le million de dollars (1,6 million par an pour Donnay et 1,5 million par an pour Nike) tandis que d'autres bons joueurs peinent à trouver un fournisseur !

Mais tout cela n'est évidemment pas gratuit. En contrepartie, le joueur s'engage à tourner des spots télé, à être présent sur certains salons, etc. Des engagements qui prennent beaucoup de temps et qu'Agassi n'honore pas toujours. Trop pressurisé, trop gâté ou tout simplement lassé, le Kid ? En tout cas, on dit que Donnay n'a plus les moyens de continuer "l'opération Agassi". Et André ne tardera pas à passer chez Head. Pour ses vêtements, il reste "fidèle" à Nike (voir par ailleurs), mais la pub dépasse désormais largement le cadre tennistique. Un peu plus tard, Agassi se retrouve ainsi sous contrat avec Pepsi.

Autrement dit, l'image du sportif dépasse le cadre du sport. Concernant Agassi, on se demande si tout l'argent que lui rapportent ses contrats publicitaires ne le pourrissent pas. Tout ce business qui l'entoure serait en train de tuer son talent et son envie de gagner. A ce moment, le doute est légitime. Heureusement, Agassi a depuis largement démontré que c'est bien le tennis, la compétition, le haut niveau qu'il recherche et non l'argent. Contrairement à ce que certains avaient affirmé, il n'a pas perdu son but.

Mais, si lui a su finalement négocier ces enjeux financiers, la question reste en suspens : en a-t-on fini avec les jeunes talents sacrifiés sur l'autel de la pub ? N'a-t-on pas eu d'autres exemples, n'en a-t-on pas encore aujourd'hui ? Les sponsors - équipementier, habilleur ou chausseur - semblent s'être lancés dans une quête perpétuelle de la perle rare, celui ou de celle qui se distinguera des autres, celui ou celle qui aura le petit quelque chose en plus. Il s'agit de trouver les perles rares. Donc, on les cherche de plus en plus tôt. Mais, comment ne pas les détourner du sport par tout cet argent qui est en jeu ? Les jeunes joueurs deviennent des stars avant que leur jeu se soit affirmé et avant toute performance sportive réelle. Voilà un nouveau statut à haut risque pour celui qui n'y prend garde : les sirènes de la pub peuvent faire oublier le sport lui-même.

Construire un sportif sur une fausse image au lieu d'utiliser l'image d'un grand sportif, voilà le paradoxe. Des "victimes" de la pub, il y en a eu. On peut considérer que cela s'est produit pour le joueur allemand Marc Goellner (chez Adidas), promu star avant d'avoir percé au plus haut niveau. Aujourd'hui, le succès d'Anna Kournikova (chez Reebok) pose à nouveau la question. Elle possède sans doute beaucoup de talent, elle est aussi très jolie. Et de là vient peut-être son malheur. Starifiée, la belle n'a pas encore gagné le moindre tournoi WTA. Espérons pour elle qu'elle ne tardera pas trop...
D'autres sen sortent très bien sans trop de publicité. Russe également, Evgueni Kafelnikov a su se faire un nom dans le tennis mondial par son jeu seul. Pas très exubérant sur le court, pas très prolixe en interview et apparemment pas très "conciliant" envers ses sponsors, il ne semble pas les intéresser. Kafelnikov s'est ainsi retrouvé sans habilleur sans que cela lui pose problème. Le Russe n'en a pas moins remporté deux tournois du Grand Chelem et atteint la première place mondiale pendant une courte période. Tout n'est finalement qu'une question de personnalité et d'ambition personnelle. Que recherche le joueur ou la joueuse ? Quelle est à ses yeux la valeur du sport ?

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La valeur du sport

Le mérite, le travail, la constance, la force morale, la remise en question, voilà quelques éléments indispensables pour devenir sportif de haut niveau. Et, une chose est sûre, il faut un grand talent doublé d'une volonté de toujours mieux faire, de se dépasser. Et cette hargne pour gagner, on la retrouve chez les tous grands. Pour réussir, le talent et la volonté doivent être en proportion égale. L'un sans l'autre ne fera pas un champion et le manque de l'un ou de l'autre peut précipiter le plus grand vers la sortie. On l'a vu par le passé chez Mats Wilander, ou encore chez Jim Courier qui, une fois arrivés au sommet, n'ont su ou pu se remotiver pour continuer et progresser encore et encore. Comme s'ils étaient arrivés au but, s'ils n'avaient plus rien à prouver.

D'autres réussissent à toujours en vouloir plus. Pete Sampras, après avoir dominé le tennis mondial pendant plusieurs années de la tête et des épaules, continue de travailler dur pour redevenir le numéro un. Chez les femmes, Martina Hingis réussit à s'imposer malgré son jeune âge. Voilà sans doute le fruit d'un travail acharné, mais surtout l'illustration d'une très grosse volonté de gagner. Martina semble détester la défaite et c'est peut-être ce qui la rend parfois "antipathique" comme en finale de Roland Garros 1999.

Ces exemples divergents pointent vers ce qui reste la grande inconnue. Qu'est-ce que le sport aux yeux du sportif ? Que représente-t-il ? que signifie-t-il ? Vaste question à laquelle chaque sportif peut proposer sa propre réponse. A moins qu'existe quelque chose qui pourrait s'appeler "l'esprit sportif", quelques grandes constantes pour devenir un grand parmi les grands ? Comme André Agassi, les champions ne jouent plus pour l'argent. Alors, pourquoi : la gloire, la compétition, l'envie d'être numéro un ?

Agassi, lui, a encore soif de victoire. Mais il est conscient du danger qui le guette. Il déclarait au lendemain de sa victoire à l'Open d'Australie : "J'ai l'impression de réussir à vivre au présent. Ce n'est pas facile parce qu'instinctivement on a tendance à se délecter de ce qu'on est en train de réaliser et à perdre de vue ce qu'on doit faire encore pour continuer. D'un autre côté, on court le risque de ne pas s'autoriser à apprécier ce qu'on a atteint. Les deux sont des péchés. L'équilibre est délicat." Voilà l'équation posée qui est difficile à résoudre. Pour y parvenir, Agassi n'oublie pas tout ce qu'il a vécu, les moments difficiles, les blessures... "Les difficultés de la vie vous apprennent beaucoup de choses. D'une certaine manière, la compétition et les problèmes sur le court ne sont plus aussi difficiles maintenant".

Autrement dit, tout serait une question d'alchimie, d'équilibre entre la vie de sportif et la vie privée. Ce que dit aussi Agassi, c'est que le sport va au-delà du sport au sens strict - de la technique, du talent ou de la volonté de gagner les matchs. Il touche l'homme au plus profond. Il détermine pour une part son mode de vie : l'entraînement quotidien, l'hygiène de vie, les voyages... Mais il ne peut surdéterminer tout. L'homme doit être en harmonie avec le sportif. Programmé pour le tennis par son père (voir par ailleurs), la vie personnelle d'Agassi a sans doute été par moment écartée par le tennis, mais aujourd'hui, il a réussi à se ménager une vie privée. Il semble zen. C'est ce que semble confirmer Gil Reyes, préparateur physique, ami et confident d'Agassi depuis ses débuts : "André a désormais une vision claire de ce qu'il aspire à être, comme homme et comme athlète. (...) J'avais l'habitude de déceler de la frustration dans ses yeux quand il était sur le court. Mais maintenant, ses yeux ressemblent à deux rayons laser braqués sur le point à jouer et le suivant. Il a réalisé qu'il mérite ce qu'il a maintenant, c'est pour cela qu'il est heureux. Sa vie et le jeu sont sur la même longueur d'onde." Une harmonie apparemment totale entre sa vie et son tennis, les deux étant inextricablement liés. Pour Gil, Agassi "a ôté de sa vie tout ce qui ne collait pas avec ses valeurs et avec ses buts. Et ces dernières semaines, on n'a pas vu seulement un joueur de tennis sur le court, mais un être humain qui, par coïncidence, était aussi un joueur de tennis".

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Conclusion : quand le sport change...

Quand le Kid de Las Vegas déboule sur la scène du tennis à la fin des années 1980, il bouscule les habitudes de jeu, les habitudes vestimentaires... Mais à travers lui et tout ce qu'il représente, c'est le tennis, et au-delà le sport dans son ensemble, qui sont en train de se transformer. Agassi illustre le fait que pour être un champion aujourd'hui, il faut être un homme à multiple facettes. Le sport n'est plus la performance sportive ou en tout cas, il n'est plus que ça. Il existe toujours le travail, le talent, le professionnalisme même qui sont toujours des conditions sine qua non pour percer. S'ils sont fair play, c'est un plus, et la dimension d'entertainer du joueur sera appréciée. Mais il y a aussi la performance médiatique, financière, publicitaire. Aujourd'hui, les sportifs doivent être des personnages médiatiques, des gestionnaires ou businessmen pour gérer leur argent, leurs contrats, leur temps (même si les agents peuvent aider).

Tout cela fait beaucoup pour un seul homme. S'ils sont exceptionnels dans leur talent, dans leur volonté de gagner, les sportifs restent humains, donc fragiles, inconstants et faillibles. C'est pourquoi on ne peut exiger tout d'eux. Se donner à fond dans le tennis ou un autre sport, oui, mais peut-être ne pas oublier le reste. Difficile à admettre à l'heure où l'argent du sport se compte en milliards de dollars... Comment éviter alors la performance à tout prix qui risque d'entraîner une course au dopage et une crise générale du sport ? Doit-on l'admettre ? Transforme-t-elle radicalement le sport ? Autant de questions pressantes qui ne peuvent être évitées.

Agassi, lui, montre simplement qu'il faut surtout être équilibré pour pouvoir se retrouver dans le sport et non s'y perdre.

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